LA LIGNE LATÉRALE – LE SIXIÈME SENS DES POISSONS
Par Alan Bulmer
Traduit de l’anglais par Rémi Lesmerises Image principale: Sullivan D’Anlou
Comme les humains, la plupart des poissons osseux appréhendent le monde qui les entoure à l’aide des cinq sens communs, soit la vue, l’ouïe, le toucher, l’odorat et le goût. Toutefois, ils ont un sixième sens qui nous est inconnu, retrouvé dans une structure nommée ligne latérale, et qui est plus sophistiqué que le toucher. Nous verrons qu’il est d’une importance capitale pour les pêcheurs de bien le connaître.
La structure de la ligne latérale est responsable de ce sixième sens qui permet aux poissons de détecter les mouvements autour d’eux et les changements dans l’écoulement de l’eau. Détecter les mouvements aide les poissons à trouver leur proie ou à échapper aux prédateurs. Cela permet aussi aux poissons de choisir où se déplacer en fonction des courants. Pour les pêcheurs, la façon dont un poisson perçoit une mouche ou un leurre à l’aide de sa ligne latérale dictera s’il mordra à l’hameçon ou non. Nous avons tous déjà lancé notre panoplie de mouches à un poisson qui les boudait sans distinction ou vu un spécimen suivre un leurre jusqu’au scion avant de repartir sans demander son reste. Il est très possible que dans ces deux cas de figure, le poisson ait ignoré l’offrande à cause des ondes de pression provenant de la mouche ou du leurre, qu’il a détecté à l’aide de sa ligne latérale, et qui l’ont alerté sur le fait que ces “proies” n’étaient pas ce qu’elles semblaient être. Certains chercheurs suggèrent que la ligne latérale permet aux poissons de ne faire qu’un avec leur environnement et d’y détecter toute anomalies. C’est une raison plus plausible pour expliquer le refus d’attaquer une mouche ou un leurre que de s’attendre à ce que les poissons aient les facultés intellectuelles d’apprendre à reconnaître et refuser les leurres par la vue.
Pour comprendre comment la ligne latérale fonctionne, il est important de connaître sa structure et comment les ondes de pression stimulent une réponse. Puisque l’eau est très dense et presqu’incompressible, les ondes de pression y voyagent très bien et très rapidement. La ligne latérale détecte et interprète ces ondes et permet au poisson d’être averti, même par des vibrations à très basse fréquences comme celles produites par le battement d’une queue ou le mouvement d’un congénère à proximité.
La meilleure description que j’aie lue sur son fonctionnement est la suivante: “pour comprendre la détection du mouvement de congénères par ondes de pression, déplacez votre main lentement vers votre bureau mais arrêtez-vous juste avant de le toucher. Si l’air est suffisamment dense, et votre main suffisamment sensible, vous devriez sentir la pression plus élevée au dessus du bureau comparativement à la pression plus faible retrouvée à la bordure du bureau, là où l’air peut s’échapper. C’est de cette façon que la ligne latérale fonctionne et pourquoi ce sens a été nommé “toucher à distance”. Pour que ce sens fonctionne, le poisson, l’objet détecté, ou les deux, doivent être en mouvement.” Des preuves obtenues en laboratoires suggèrent que la ligne latérale peut être très précise et peut détecter des objets relativement petits, principalement à courte distance. Dans des conditions de faible visibilité, communes sous l’eau, la ligne latérale devient extrêmement utile pour l’alimentation. Fait intéressant, la ligne latérale permet aussi aux poissons de détecter un objet immobile par la déviation de l’eau qu’il crée autour de lui.
Les neuromastes sont les récepteurs de la ligne latérale. Ces petites structures consistent en une cupule flexible et gélatineuse reposant sur une concentration de cellules sensitives. Ces cellules sensitives ont des prolongations (nommées fibrilles) retrouvées au centre de la cupule, tel qu’illustré dans la figure ci-dessous. Une onde de pression entraîne un mouvement de la cupule et des fibrilles, qui transmettent la direction et l’ampleur du mouvement aux cellules sensitives qui émettent alors un influx nerveux. Ces influx transportent l’information jusqu’au cerveau où elle sera interprétée. Les neuromastes peuvent être localisés sur la peau, dans des puits ou dans des canaux qui courent des os superficiels de la tête jusqu’à travers les écailles le long du corps du poisson.
La façon dont un poisson détecte un objet avec sa ligne latérale et la façon dont vous écoutez votre musique avec votre oreille interne sont vraiment similaires. Les deux processus partagent le même mécanisme de base: des cellules sensitives pourvues de cils détectent les vibrations et envoient l’information au cerveau.
Les poissons osseux ont une ligne latérale complète qui s’étend tout le long du corps du poisson. L’eau s’écoulant sur les côtés du corps du poisson crée une pression qui est perçue par les cellules sensitives et lui permet de percevoir sa position et sa vitesse de déplacement.
Les oscillations perçues par la ligne latérale sont dans le spectre des basses fréquences: de 1-5 à 100-200 Hz. Il y a deux types de neuromastes, chacun pouvant percevoir des fréquences différentes. Les neuromastes retrouvées dans les canaux sont plus sensibles aux fréquences élevées (20-30 à 100 Hz). Les neuromastes libres à la surface de la peau détectent les fréquences plus basses allant de 2-5 à 10-15 Hz.
Les plages de sensibilité de la ligne latérale et des organes auditifs coïncident. Toutefois, la différence fondamentale entre les deux sens est que la ligne latérale réagit aux ondes de déplacement alors que les récepteurs auditifs détectent les ondes sonores. Les ondes sonores ne peuvent être captées par la ligne latérale puisque le corps des poissons est un conducteur parfait, c’est-à-dire que les ondes sonores le traverse sans être affectées.
La ligne latérale est hautement sensible chez la plupart des poissons. Par exemple, les neuromastes libres peuvent répondre à des courant d’eau aussi faibles que 0,03 millimètres par seconde et les neuromastes retrouvés dans les canaux peuvent détecter des courants allant de 0,3 à 20 millimètres par seconde. Comme vous vous en doutez, la sensibilité est plus grande aux ondes parallèles à la surface du corps. Les poissons qui nagent rapidement ou qui vivent dans des eaux au courant rapide ont généralement leurs neuromastes cachés dans des canaux afin de les protéger des ondes à basse fréquence causées par la nage active ou des courants turbulents.
La ligne latérale est un système sensitif efficace à courte distance seulement. Par exemple, il a été démontré expérimentalement que les poissons pouvaient réagir à de petits objets immobiles à des distance allant de quelques millimètres à quelques centimètres. Cette distance de perception pouvait toutefois augmenter à plusieurs dizaines de centimètres pour des objets plus gros. Typiquement, la distance maximum entre la source d’onde de pression et la ligne latérale ne doit pas excéder la longueur du poisson pour qu’elle soit perçue.
Un poisson nageant calmement génère des ondulations ayant une fréquence allant de quelques Hz à 10 Hz mais des changements rapides de direction peuvent augmenter la fréquence jusqu’à 100Hz. Les invertébrés planctoniques produisent des ondulations ayant une fréquence variant de quelques Hz à 30-40 Hz, ce qui se retrouve dans la gamme de sensibilité maximale des poissons planctonophages. Apparemment, certains prédateurs peuvent même détecter le courant d’eau produit par le siphon des mollusques (qui peut varier en 6 et 14 cm par seconde) et l’utiliser pour les situer et les consommer.
Les prédateurs peuvent déterminer la taille, la vitesse, la direction et peut-être même l’espèce d’un poissons d’après son “empreinte” hydrodynamique produite lors de la nage. C’est-à-dire les ondes de pression générées par le mouvement. Come vous pouvez l’observer dans la figure ci-dessus, la même chose peut se produire dans le sens inverse, une proie potentielle percevant l’attaque imminente d’un prédateur. Les poissons au corps en forme de torpille ou de flèche produisent des ondulations moins prononcées que les poissons sinueux anguilliformes. Certains poissons prédateurs, tels que les brochets, atteignent une grande longueur pour perturber leur empreinte hydrodynamique lors de la chasse. En effet, ils bougent par courts sprints et se laissent aller entre les accélérations. Ils n’accélèrent à leur pleine vitesse que lorsqu’ils sont rendus à une courte distance de leur proie, rendant leur fuite presque impossible.
Des expériences ont démontré que les poissons se fiaient sur leur vue et leur audition pour détecter leur proie et s’en approcher alors que l’attaque finale et la capture étaient basées principalement sur la ligne latérale. Toutefois, lorsque l’eau est trouble ou que la luminosité est faible, l’importance de la ligne latérale dans la localisation des proies devient essentielle. Ce qui est fascinant, c’est que certains poissons peuvent même localiser des proies actives dans le fond du substrat via les vibrations perçues par leur ligne latérale.
Chez les poissons se spécialisant dans la consommation d’insectes en surface, tels que les truites, la ligne latérale fournit non seulement de l’information à propos de la proie mais aussi sur la distance à parcourir pour l’atteindre. Le mécanisme de détection précis est associé à la distribution des vagues de surface causées par l’insecte et la capacité du poisson de percevoir et analyser ces ondulations. Globalement, la vitesse des ondes de surface est 1000 fois plus lente que celles voyageant dans la colonne d’eau et comme ces ondes pénètrent difficilement dans la colonne d’eau cela permet aux poissons se nourrissant d’insectes de les détecter alors que leur tête est prêt du film de surface. Un vent ordinaire génère des ondes de surface d’une fréquence inférieure à 10 Hz. À l’opposé, un insecte se débattant en surface crée des cercles concentriques d’une fréquence pouvant aller jusqu’à 100 Hz. Cette différence permet au poisson de faire la distinction entre la lutte d’un insecte et le bruit hydrodynamique ambiant, particulièrement en conditions de faible luminosité.
Une chose qui est apparue lors des recherches menant à l’écriture de cet article est la faible modification dans les ondes de pression, nécessaire pour mener un poisson à refuser un leurre. Changer des hameçons triples pour des simples, remplacer les anneaux fendus ou augmenter la taille des hameçons utilisés peut complètement changer l’empreinte hydrodynamique et l’attractivité d’un leurre. Même une minuscule modification de la forme du leurre produit lors de sa fabrication peut être suffisant pour qu’Il performe mieux qu’un autre du même modèle. Avez-vous déjà perdu un leurre particulièrement efficace et l’avoir ensuite remplacer par un
autre apparemment identique sans obtenir, et de loin, le même succès? Cela peut expliquer pourquoi.
Peut-être que les fabricants de leurres pourraient, lors de leurs essais en bassin, enregistrer la fréquence des ondes produites par chaque leurre à différentes vitesses. Cela permettrait aux pêcheurs de sélectionner les leurres qui produisent des ondes de pression à une fréquence précise dans l’intervalle de 1 à 200 Hz pour essayer de prendre avantage de la sensibilité de la ligne latérale. Si vous connaissez la fréquence des ondes de pression de chaque leurre, il devient alors très facile d’expérimenter pour voir quel leurre fonctionne le mieux un certain jour. Si vous creusez un peu, cette information est déjà disponible pour certains leurres. Par exemple, le Rapala F-11 a la même fréquence dominante (~5 Hz) peu importe la vitesse de récupération. D’autres, comme le Rapala articulé peut avoir une fréquence dominante qui varie entre 7 et 15 Hz selon la taille du leurre et la vitesse de récupération.
Un phénomène similaire se produit probablement avec les mouches. Si les ondes de pression de l’artificielle ne correspondent pas avec celles des insectes naturels consommés à ce moment par le poisson, elle sera ignorée peu importe le réalisme de l’imitation avec ces mêmes insectes. Parfois, la mouche la plus altérée et endommagée devient la plus attractive aux yeux des poissons. Mon avis est que plus la mouche devient clairsemée, plus ses ondes de pression deviennent similaires à ceux des insectes naturels activement consommés par les poissons. Tout comme les leurres, il n’y a pas deux mouches identiques, peu importe leur similitude apparente à l’oeil nu. Des changements subtils tels que la longueur des fibres, la densité du duvet de corps, la forme et le poids vont tous altérer les ondes de pression produites par cette mouche, qui seront légèrement différentes d’une autre montée de la même manière. C’est probablement pourquoi certaines mouches montées selon le même patron sont plus efficaces que les autres, bien que cette différence soit sans doute plus importante en eau calme, laissant davantage le temps au poisson de localiser et intercepter les items alimentaires potentiels que les eaux rapides et turbulentes. Même dans ce dernier cas, cela reste néanmoins un facteur à considérer. Il est intéressant de constater que les premiers maîtres de la pêche à la mouche, tels que Skues et Halford, ont travaillé très fort à monter et à essayer des mouches parfaitement identiques et peut-être ont-ils involontairement mis l’emphase sur l’importance de l’empreinte hydrodynamique d’une mouche et la façon dont elle est perçue par la ligne latérale du poisson. Je me demande s’il ne serait pas intéressant de monter des versions allant de clairsemées à touffues d’un même modèle de mouche pour voir si cela fait une différence lorsqu’un poisson difficile est rencontré?
Il y a eu plus de recherches sur la ligne latérale des poissons au cours des 20 dernières années qu’il n’y en a jamais eu avant, et la plupart de ces recherches sont le fruit d’avancées technologiques et analytiques. Il sera intéressant de voir quelles autres connaissances seront révélées dans le futur et comment elles pourront être utilisées pour améliorer notre performance en tant que pêcheur!
Référence
1. “The Lateral Line in Fish: Structure, Function and Role in Behaviour”. A.O. Kasumyan. Journal of Ichthyology, Vol. 43, Suppl. 2, 2003, pp. S175 – S213.
2. “Lateral line system of fish”. H. Bleckmann and R. Zelick. Integrative Zoology 2009; 4: 13-25.
3. “Knowing Bass – The Scientific Approach to Catching More Fish”. Dr K.A. Jones. ISBN 1-59228-616-X. First Edition 2002.